Michel Champendal

 

Tu as cinquante ans, mon cher Philippe

C'est-à-dire que tu as commencé de respirer dans les alentours de 1956.
Tu avais douze ans en 1968. Trop jeune pour participer aux événements, assez vieux pour avoir bénéficié de leur influence dans les années qui suivirent leur advenue.

Tu es un jeunot pour mézigue : je suis né deux ans avant toi.
Je me rappelle qu’à l’époque où toi et moi émergions, c'est-à-dire au début des années soixante, parut un livre de Jean Nohain, tu sais, l’ex-avocat devenu amuseur public. C’était publié sauf erreur chez Julliard et ça s’intitulait « J’ai Cinquante Ans ». Mon père se l’était acheté début des années cinquante du siècle passé. Voilà le genre de bouquin que tu pourrais te payer à vil prix via price minister, par exemple, le libraire
qui met en contact les particuliers sur le net (publicité gratuite).

Je t’ai connu voici de cela une vingtaine d’années : tu animais
et tu animes peut-être encore une « Lettre Documentaire ».
Moi je m’employais alors à pratiquer le Mail Art (j’avais cent six correspondants à l’époque) et à le faire savoir par le truchement d’un « courrier mensuel collectif international » qui s’intitulait « L’Arbre Bleu » et auquel tu fus jadis abonné.

De nos jours les documentalistes professionnels deviennent aussi obsolètes que les typographes : internet est passé par là, qui a remisé ciseaux et colles au domaine des oubliettes : existe-t-il encore des documentalistes maintenant que chaque internaute est devenu le sien
et pianotant sur l’encyclopédie de la Toile, imprimante à l’appui ?
Je n’en suis pas certain.

Mais tu n’as pas œuvré en vain : me promenant récemment dans le parisien quartier des Abbesses à Montmartre, près de mon domicile, j’ai visité une librairie underground (c’est devenu très chic et tendance, les librairies underground : ce dernier est maintenant une affaire rentable) et je suis tombé avec plaisir sur un exemplaire d’une de tes « Lettres Documentaires », celle dans laquelle tu publias les résultats d’une enquête que tu avais mené sur le thème suivant, si je ne m’abuse et sauf erreur : « Quels sont les dix meilleurs livres de votre bibliotbèque que vous souhaitez conseiller aux lecteurs ? ».

Il me souvient que tu disposais d’une Boite Postale quelque part à Bordeaux (est-ce que je me goure ? C’était il y a longtemps !) et- chaque fois que je recevais un courrier de toi, j’imaginais les Entrepôts Lainé situés près du fleuve, avec le port contigu et puis un très beau jardin public qui s’étageait à l’ombre de l’Hôtel de Ville. Celui dans lequel travaillèrent en tant que maires Jacques Chaban-Delmas et Alain Juppé.

A l’époque l’usage massif de l’ordinateur était encore inconnu
et tu tapais tes textes par l’entremise d’une machine à écrire mécanique. Cela avait de la gueule !

Est-ce que tu continues de documenter tes lecteurs ? Je ne le sais pas
car la vie nous a fait dériver chacun dans des chacuniers qui nous sont spécifiques et ne se sont point recoupés.

Tu as cinquante ans : ce n’est pas l’heure des bilans, c’est l’âge où l’on savoure la vie car on est devenu historique. Jeunes filles et jeunes gens nous regardent comme des anciens : ceux de la génération de leurs parents. Et à propos de parents je me rappelle que tu avais un fils : quand je t’ai connu il était fort d’une dizaine d’années et de passage à Paris tu lui avais acheté un animal en plastique. Maintenant il doit être un homme jeune.

Nous, les cinquantenaires, nous ne sommes pas vieux : juste patinés par le temps. Si nous avons pris soin de ne pas nous noyer dans la nostalgie des années septante, nous voilà frais pour continuer notre route l’œil aux aguets et le pied léger.